Quantification du temps qui passe

Publié le 20/02/2024 à 22h06

Lors de mes longues marches autour de l'Île-de-France, les intervalles de temps se déforment de manière étrange, mais toujours selon le même schéma. Par exemple aujourd'hui, sur 5 heures de marche entre la Ferté-Milon et Lizy-Sur-Ourcq, les deux premières, pourtant très monotones, passées à longer une uniforme rive gauche de l'Ourcq plongée dans le brouillard, se sont perdues en un court instant avec mes pensées. Les deux suivantes, de plus en plus pénibles à fur et à mesure que la faim me tenaillait, m'ont paru plus laborieuses ; parfois je pouvais sentir chacune des cinq minutes qui séparaient les deux bouts d'une route ou d'un chemin de forêt, là où le bord de la rivière m'offrait trop peu de repères qui m'auraient permis de la découper en tronçons, et au lieu de cela je l'avais traversée comme un bloc isolé. Par un retour, la dernière heure m'a filé entre les doigts, comme je devais accélérer dans une course contre la montre pour avoir le train de 14h19, et ne pas devoir attendre le prochain (me retrouvant même à courir à mon arrivée dans la ville).

Je ne découvre bien sûr pas aujourd'hui ce dont tout le monde se rend compte selon sa propre expérience, à savoir que notre perception de la quantité de temps varie selon nos activités, notre état d'esprit, etc. Un cours de 2h que je donne à mes élèves doit leur paraître bien plus long que pour moi, eux qui attendent de sortir du lycée et moi qui dois parler de tout ce que j'avais prévu avant la fin. On peut d'ailleurs séparer notre disposition face au temps entre les moments où l'on souhaiterait que le temps passe plus vite, et ceux où on souhaiterait qu'il passe plus lentement ; nous sommes soit dans l'attente d'un moment ultérieur qui tarde à arriver, soit au contraire nous souhaiterions que ce moment n'arrive jamais, prolonger l'instant.

Ma mère m'avait dit que le temps nous paraissait passer de plus en plus vite au fur et à mesure que nous vieillissons, et je ne savais pas trop quoi en faire : étant enfant, j'avais peu de références, et je m'étais alors imaginé qu'une sorte de dérèglement progressif dans notre cerveau distordait notre rapport au temps, les secondes rétrécissant de durée dans notre référentiel, notre horloge s'emballant pendant que celle des plus jeunes gardait sa précision d'usine. Aujourd'hui, et surtout depuis quelques mois, je perçois un peu mieux le sens de cette phrase. Adultes, nous perdons l'occasion de nous ennuyer ; c'est un avantage, car nous avons purgé nos heures interminables sur les bancs des facs et des lycées, et enfin nous sommes libres d'user de notre temps comme bon nous semble, de travailler (théoriquement) à quelque chose qui nous plaît, nous possédons notre propre logement, bientôt une famille. Le fameux train-train quotidien est en marche, et ces moments où nous implorions les minutes de s'écouler se font plus rares, à présent entre toutes ces tâches obligatoires et infinies de la vie, des éclairs de lucidité nous viennent, nous nous souvenons de ces après-midi à regarder les mouches voler et rêvons d'une telle heure de prélassement, ou alors des prochaines vacances pendant lesquelles nous nous promettons, en vain, de ne vraiment rien faire.

C'est un peu ma situation aujourd'hui, cette situation paradoxale où, nos objectifs atteints, nous n'avons plus rien à faire que de profiter du temps, et alors celui-ci se met à nous filer entre les doigts. Cette question m'obsède depuis des jours, je ne fais que penser au temps qui passe. Ce qui pourrait annoncer un épisode dépressif n'en est pas du tout un, je prends tout cela à la légère (et je n'ai encore que 23 ans, pour ce que ça a de rassurant), mais ma boîte à souvenirs est maintenant suffisamment pleine pour que j'aie un certain recul sur mon passé. Ma boîte à souvenirs est ce qui me permet de quantifier objectivement le temps qui passe, et de le mettre en perspective avec ma propre estimation de ce temps, sujette à tous les défauts de mesure et de mémoire. Rien de sorcier, par exemple : Cuba, bientôt 9 ans (été 2015 – image d'un hôtel bondé de monde), et cette distance de plus en plus grande aux vacances de la fin de mon année de seconde peut être comparée non seulement à d'autres distances (tiens, c'est le double des 4 ans et demi qui me séparent de mon entrée en école), mais même, dans une mise en abyme, à mes précédentes mesures de cette distance (car je me souviens du moment où je me suis rendu compte que Cuba, c'était il y a 3 ans). Cette mise en relation entre l'image de mes souvenirs, immuable dans ma mémoire, et les valeurs numériques objectives des années, me décontenance toujours. Et je peux imaginer ce que se dira un homme quand l'entrée en prépa, ç'aura été il y a 20 ans, un vieillard mesurant que l'été à travailler au bar, c'était il y a 60 ans.


Commentaires (2)